L'autre, objet d'émerveillement ou d'accusation ?
Il est des gens qui s’émerveillent pour les fleurs, d’autres pour les oiseaux ou les papillons. Au Rwanda, Diane Fossey, une américaine s’était émerveillée pour les gorilles au point qu’un jour son fiancé lui aurait dit : tu dois choisir, moi ou les gorilles et elle aurait choisi les gorilles ! Accepte-t-on de s’émerveiller, sans naïveté aucune mais dans la vérité, pour chacun de ses frères ? C’est le message que nous laisse P. Anthelme : s’il avait eu à rechoisir il aurait de nouveau choisi la communauté de Tamié !
Vivre, c’est être en relation
Je rappelle d’abord quelques évidences pour attirer notre attention sur ce don merveilleux que Dieu nous fait de la présence des autres à nos côtés. Dieu vit qu’il n’était pas bon pour l’homme d’être seul. Lorsque l’homme reçoit de Dieu une aide qui lui soit semblable, il s’émerveille, il parle, il aime mais bien vite aussi il accuse. Toute la richesse et la complexité de la relation à l’autre se trouve dans ce commencement. Il n’existe pas de temps, de durée avant ce conflit entre les deux attitudes. La présence de l’autre suscite ou l’émerveillement ou l’accusation, et parfois un peu les deux. Personne n’y échappe : ou je me réjouis de la présence de l’autre et je l’aime, ou je l’accuse. On peut même sentir cette tension dans le rapport entre Joseph et Marie quand Joseph pense à la renvoyer ; Matthieu précise qu’il ne veut pas la répudier publiquement. L’émerveillement prend alors le pas sur l’accusation.
Tout être humain est fruit d’une relation amoureuse entre un homme et une femme. Dans le mystère même de l’incarnation Dieu veille à ne pas éliminer cette relation amoureuse entre Marie et Joseph : ne crains pas de prendre Marie pour épouse, elle te donnera un fils et tu l’appelleras Jésus. C’est dans cette relation à son père et à sa mère que le Verbe de Dieu lui-même apprit à parler, que tout enfant accède à la parole, à la culture véhiculée par le langage et par là à tout un système de relations avec les autres. Toute culture est porteuse aussi d’une dimension religieuse et donc d’une certaine relation à Dieu. Au fur et à mesure qu’il grandit l’enfant devient capable de relations personnelles tant avec les autres qu’avec Dieu et ces relations peuvent dépasser, franchir les limites de sa culture. On voit Jésus à 13 ans découvrir un nouveau visage de Dieu Père et entretenir une relation de fils avec lui. Bien des enfants font une expérience un peu semblable quand ils découvrent leur vocation et que cette vocation est en opposition avec le désir des parents ou de l’entourage.
L’âge adulte est marqué par une rupture avec les parents : l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme et ils ne feront plus qu’un. C’est dire que, même adulte, l’homme ne peut se passer d’une relation forte avec l’autre. Il se choisit une partenaire hors de sa famille, parfois hors de son pays et de sa culture et fonde une nouvelle famille. Le choix du célibat ne peut pas être un refus de toute relation autre que celle de la famille. C’est pourquoi le célibat est très souvent associé à une vie communautaire : communauté religieuse, presbyterium, association. Il doit être motivé par une insertion particulière dans l’Eglise ou la société par le service des malades, des vieillards, des handicapés, des enfants, des pauvres, du tiers monde… Cette insertion est parfois renforcée par une consécration. Dans le cas de l’ermite, la tradition insiste beaucoup sur une initiation dans la vie commune et sur une relation forte avec un père spirituel. Un ermite qui voudrait se passer de toute dépendance d’un guide spirituel sombrerait vite dans l’illusion et parfois dans la folie ou le suicide. On connaît certains cas assez tragiques, même de nos jours.
Ainsi les autres sont à l’origine à la fois de notre existence, de la parole, de notre vie la plus personnelle. Pourrait-on réfléchir sans langage, sans mots pour se dire à soi-même le contenu de ses réflexions ?
L’autre est enfin le médiateur qui me permet une relation à Dieu. L’Ecclésiastique, que nous lisons ces temps à Vigiles, nous dit au tout début de sa réflexion :
Le commencement de la sagesse, c’est la crainte du Seigneur (1,14) ;
La plénitude de la sagesse, c’est la crainte du Seigneur (1, 16) ;
La couronne de la sagesse, c’est la crainte du Seigneur (1, 18) ;
La racine de la sagesse, c’est la crainte du Seigneur (1, 20).
Mais cette crainte du Seigneur, comment la découvririons-nous si personne ne nous l’avait transmise ? Que demandes-tu à l’Eglise ? La foi. Tel est le dialogue qui introduit le catéchumène dans l’Eglise. En effet, quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. Or, comment l’invoqueraient-ils, sans avoir cru en lui ? Et comment croiraient-ils en lui, sans l’avoir entendu ? Et comment l’entendraient-ils, si personne ne le proclame ? (Rm 10, 13-14) C’est à partir de cette écoute, de cette relation à la communauté qu’est l’Eglise que se construit notre vie spirituelle comme vie de relation à Dieu.
Ces quelques évidences doivent nous établir dans la reconnaissance et l’émerveillement de ce cadeau inouï que Dieu nous fait en chacun de ceux qu’il a placés sur notre route et qui ont comme tissé la trame de notre existence. Regardons maintenant comment la vocation monastique marque d’une note particulière cette relation à l’autre.
Est moine celui qui est séparé de tous mais uni à tous
Nous avons choisi de vivre sous une règle et un abbé…
La Règle est un texte objectif mais sans cesse interprétée par l’abbé. On ne se soumet pas à un texte mais à une parole, celle d’un homme choisi par ses frères pour dire la règle. En bien des domaines s. Benoît prévoit que c’est l’abbé qui décidera : suivant le nombre de frères, la rigueur du climat, la dureté du travail, la pauvreté des lieux... C’est l’abbé qui nomme les responsables des principaux emplois et en particulier le prieur, c’est l’abbé qui admet un frère à la profession, qui fixe la mesure et la durée de la réparation en cas de faute grave…L’enseignement de l’abbé influe évidemment sur sa communauté.
Quant au texte même de la Règle, si on regarde de près les 73 instruments énumérés au c. 4, il y en a 47 qui concernent les relations avec autrui. Et les derniers chapitres 67 à 73 traitent tous de la relation à autrui : les frères en voyage, les cas d’obéissance difficile, ne pas protéger ni frapper un frère, s’obéir mutuellement et le beau chapitre sur le bon zèle.
…dans une communauté (stabilité)
Notre vie monastique est très profondément marquée par le vœu de stabilité. Or, la communauté à laquelle on se lie pour la vie est composée d’hommes très concrets qui ont leur tempérament mais aussi leur façon personnelle de concevoir et de vivre la vocation cistercienne, d’où certaines options dans le domaine de l’accueil, de la liturgie, du rapport au monde (sorties, media…), de l’économie. Chaque communauté a son style de vie qui est plus ou moins convivial. Elle évolue, certes, mais dans certaines limites que je dois accepter.
…pour pratiquer l’obéissance
Choisir de vivre sous une règle et un abbé, dit bien l’importance de l’obéissance, élément aussi essentiel que la stabilité. En plus de la Règle et de l’abbé, j’ai à obéir à d’autres frères dans le travail, le chant, la santé, la formation… Il ne s’agit pas de considérations abstraites mais d’obéissance à des personnes très concrètes. Si je veux que cette obéissance soit libre et responsable je dois donner à ces frères un minimum de ma confiance. Or, dans ce domaine de la confiance, nous avons à travailler toute notre vie car la confiance peut se perdre, se retrouver, grandir, diminuer… Je dois toujours me persuader que la confiance demeure possible. Refuser toute confiance à un frère, c’est l’excommunier et même le tuer moralement, lui refuser d’exister pour moi. Ce serait très grave. Je peux avoir été trahi et devenir prudent, mais je ne dois jamais désespérer d’un frère et m’installer dans la méfiance. Jésus a fait confiance à Judas jusqu’au bout ; à Pierre qui l'a renié il confie l’Église et les autres apôtres qui l’ont lâché demeurent ses amis ! La méfiance tue l’émerveillement et nous situe dans l’accusation, comme Adam après la faute.
Notre vie est une vie de silence…
User de la parole à bon escient est un art difficile qui demande attention, présence à l’autre, écoute de l’autre. Nous, les hommes, surtout dans notre culture occidentale, nous ne voyons souvent que l’information ou l’ordre à donner ou à recevoir et nous perdons de vue parfois l’importance de cette qualité de relation qui respecte la personne à laquelle on s’adresse, qui la fait exister pour moi, qui nourrit la confiance et l’estime réciproque.
…d’humilité…
L’humilité concerne mon attitude envers Dieu mais elle se traduit dans mon attitude face à mes frères. Parmi les douze degrés d’humilité, dix concernent la relation à autrui : obéissance, ouverture du cœur, acceptation des injustices, maîtrise de la parole, danger de dissipation par le bavardage ou la plaisanterie, attention à se comporter en tout selon l’exemple des anciens, avoir avec chacun des rapports empreints d’humilité.
…de prière…
Saint Benoît nous rappelle que même dans notre relation intime avec Dieu nous ne devons pas oublier la présence de nos frères. Non seulement notre façon de prier ne doit pas les importuner (c.52, 3), mais c’est pour nous un devoir de prier pour les frères absents, pour les frères malades, pour les frères coupables. L’accueil des hôtes doit débuter par la prière. La prière liturgique ne doit pas être perturbée par un frère négligent qui sonnerait en retard le lever ou les offices.
…et de travail
La nécessité du travail peut demander de modifier l’horaire des offices ou de prier sur le lieu du travail. Le travail, en effet, a ses contraintes, mais il dépend en grande partie du cellérier et du frère chargé de l’organisation de ce travail. Que d’occasions de troubles si cette organisation est défectueuse ou si les priorités établies par le cellérier ou l’abbé ne correspondent pas aux nôtres ! C’est le seul cas d’ailleurs où Benoît évoque des raisons légitimes de murmure (cf. c.41, 5 et 35, 13). Murmurer, n’est-ce pas déjà accuser ?
Qui est l’accusateur de nos frères ?
L’accusateur, dans la Bible, celui qui se fait l’accusateur de nos frères (Apoc 12, 10) porte un nom, c’est le Satan. Il est l’accusateur de ceux que Dieu a élus (Rom 8, 33), celui qui les accuse devant Dieu jour et nuit (Apoc 12, 10) Le Psaume 49 nous avertit de ne pas jouer ce même jeu : Tu t’assieds, tu accuses tes frères, tu salis le fils de ta mère. Voilà ce que tu fais et je me tairais ? Tu t’imagines que je suis comme toi ? (Ps 49, 20-21)
Jésus n’accuse pas mais s’émerveille
Jamais Jésus n’accuse quiconque. Même lorsqu’il dénonce avec violence les attitudes hypocrites des pharisiens, il n’accuse personne et il se laisse inviter aussi bien par le pharisien Simon que par le publicain Zachée. S’il n’accuse pas, il n’excuse jamais non plus, mais il pardonne. Pardonner c’est créer une relation neuve : Va et désormais ne pêche plus… Jésus affirme que sa mission est de sauver et non de juger ou d’accuser. Ne pensez pas que je vous accuserai devant mon Père (Jn 5, 45) Votre accusateur, dit-il aux pharisiens, ce sera la loi de Moïse, cette loi dont vous vous servez pour juger et accuser les autres.
S’il n’accuse jamais, Jésus s’émerveille souvent. Il s’émerveille de la foi d’un païen, de celle d’un centurion romain, de la conversion de Zachée, de l’aumône d’une pauvre veuve et, dans son émerveillement, il bénit son Père d’avoir révélé aux petits les mystères du Royaume. Les Béatitudes, tout comme le Magnificat de Marie, sont un chant d’émerveillement.
Sachons, nous aussi, bénir Dieu, non seulement pour notre frère le soleil et notre sœur la lune, mais pour chacun de nos frères et notre communauté deviendra un magnifique chant d’action de grâce, une véritable eucharistie.