Foi, confiance mutuelle et fidélité
Foi en la Résurrection
En ce second dimanche de Pâques, je voudrais souligner trois thèmes qui peuvent nous aider à mieux vivre ce Temps Pascal et à construire notre communauté. Le thème fondamental qui s’impose est évidemment la foi. La foi en la Résurrection est difficile à vivre pleinement. En comparaison avec le mystère de Noël, il me semble que la foi pascale est plus difficile. Certes, le mystère de l’incarnation sollicite un acte de foi inouï mais bien souvent on ne va pas jusqu’aux conséquences ultimes de cet article de notre foi : Dieu fait homme, né d’une femme ! On s’arrête facilement à la naissance extraordinaire de Jésus et la piété populaire s’en satisfait. C’est ainsi que l’on aménage des crèches à toutes les sauces, à toutes les cultures, jusqu’en confiserie… Les représentations de la Passion sont, elles aussi, très variées et ont suscité de nombreuses formes de dévotion populaire où la foi n’est pas toujours le mobile le plus fondamental. On verse si facilement dans le dolorisme.
Se représenter la Résurrection est beaucoup plus difficile. La naissance, la souffrance et la mort, on connaît et il suffit d’y mettre le nom de Jésus pour se rendre familières les pages d’évangile qui nous les rapportent. Mais la résurrection ne nous renvoie à aucune expérience. Il est impossible de se la représenter ; elle ne peut qu’être évoquée et souvent de façon assez maladroite. La rencontre avec Marie Madeleine, les deux disciples d’Emmaüs, le geste de Thomas l’incrédule ont inspiré les artistes mais une apparition de Jésus Ressuscité, ce n’est pas la résurrection elle-même. Les disciples, d’ailleurs, lors des apparitions, ne reconnaissent pas Jésus de prime abord. Il est étonnant de constater comment ces apparitions du Ressuscité sont accompagnées d’une certaine incrédulité : dans leur joie, ils n’osaient pas croire, ils avaient encore des doutes (Lc 24, 41) Au lever du jour Jésus parut sur le rivage ; mais les disciples ne savaient pas que c’était lui (Jn 21, 4) Et un peu plus loin : Aucun des disciples n’osait lui demander : qui es-tu ? Car ils savaient bien que c’était le Seigneur. (21, 12) Ils savent que c’est le Seigneur et cependant on ne dit pas qu’ils le reconnaissent. Le jour de l’Ascension, ils parlaient encore quand Jésus se tint en personne au milieu d’eux … Saisis de peur et d’effroi ils s’imaginaient voir un esprit. Mais il leur dit : pourquoi tout ce trouble et pourquoi des doutes s’élèvent-ils en vos cœurs ? (Lc 24, 36-38) S. Matthieu dit de même : Quand ils le virent, ils se prosternèrent ; d’aucuns cependant doutèrent. (Mt 28, 17) Marc est encore plus catégorique : Enfin il se manifesta aux onze eux-mêmes pendant qu’ils étaient à table, et il leur reprocha leur incrédulité et leur obstination à ne pas ajouter foi à ceux qui l’avaient vu ressuscité. (Mc 16, 14) Rien d’étonnant si nous éprouvons nous-mêmes des difficultés à croire.
Cependant, ce mystère est le plus vital, il est celui qui décide de toute notre vie de chrétien d’abord mais surtout de notre vocation, de notre célibat, de nos célébrations eucharistiques, de notre mort enfin. Si Christ n’est pas ressuscité, nous sommes les plus malheureux des hommes car nous sommes en pleine illusion, en dehors de la réalité et toute notre échelle des valeurs est à revoir. Il est bon de se le redire chaque année et de vivre notre foi avec plus d’intensité durant ces 50 jours de Pâques.
Croire en la Résurrection c’est découvrir une possibilité de vie dans tout ce qui nous apparaît sous l’aspect de mort : la mort physique évidemment, mais aussi la souffrance, la diminution physique ou psychologique, l’échec, le manque d’estime et de considération…Ces réalités quotidiennes de nos existences demeurent et gardent leur aspect tragique, scandaleux parfois…La vie ne surgit pas spontanément de la mort, de l’échec. Seul l’Esprit du Christ avec sa force de résurrection peut faire naître la vie et l’espérance là où on ne voit que non-sens absurde poussant à la révolte ou au désespoir. Croire en la Résurrection c’est croire au triomphe de la vie, c’est sans cesse marcher vers la vie et avoir le souci de transmettre à d’autres cette vie. Témoigner de la résurrection c’est être porteur de vie, porteur d’espérance et par là-même semeur de joie. Cette attitude appelle une conversion continuelle de nos regards, de nos attitudes, de nos jugements… Il faut aussi purifier notre imaginaire de toute pensée négative et nourrir des pensées d’espérance et de confiance.
La confiance aux frères
Un domaine où doit se porter cette conversion est celui de la confiance dans nos frères. S’il a été si difficile de reconnaître le Christ lors de ses apparitions après sa résurrection, comment s’étonner qu’il nous soit difficile de le reconnaître sur le visage de nos frères ? Voir le Christ en eux, ce n’est pas refuser de voir l’homme, mais voir l’homme transfiguré par cette présence mystérieuse du Christ en lui et en moi. Il nous faut pour cela être attentif en l’autre à ce qui ne se voit pas plutôt qu’à ce qui se voit. Ce qui ne se voit pas, c’est l’amour avec lequel il est aimé de Dieu, c’est ce qu’il peut devenir avec le soutien de ma prière et de mon affection fraternelle. On préfère souligner souvent ce qu’il était hier et qu’il n’est déjà plus.
La foi en la résurrection nous ouvre à la présence invisible du Christ désormais vivant en nous par son Esprit. Cette foi devient confiance aux autres. Les disciples d’Emmaüs ont retrouvé leur confiance dans la communauté à partir de leur reconnaissance de cette présence invisible du Christ au milieu d’eux. Tout manque de confiance provient d’un manque de foi et provoque une fermeture du cœur qui bloque l’amour à sa source. On peut être très intelligent, très instruit, très habile en telle ou telle discipline, mais si on se ferme à la confiance, on perd tout le fruit qu’on serait en droit d’attendre des dons que l’on a reçus. On se prive par là même de la vraie joie. Car la joie ne peut venir de nous-mêmes mais elle se reçoit comme un don qui nous vient de l’Autre, tout comme l’amour.
Faire confiance est un risque, c’est accepter d’avance de pouvoir être déçu, trompé dans notre confiance. Et cependant, donner sa confiance c’est participer à l’œuvre créatrice de Dieu. Créer l’homme fut un fameux acte de confiance dont Dieu un jour s’est repenti, nous est-il dit à propos du déluge ! Et Dieu se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre, et il s’affligea dans son cœur. Et le Seigneur dit : je vais effacer de la surface du sol les hommes, les bestiaux, les bestioles et les oiseaux du ciel – car je me repens de les avoir faits (Gen 6, 6-7) Mais si Dieu se repentait vraiment d’avoir créé, la création cesserait de subsister et Dieu ne serait plus Dieu. Aussi Dieu a plutôt redoublé de confiance envers l’humanité : Je ne maudirai plus la terre à cause de l’homme, parce que les desseins du cœur de l’homme sont mauvais dès son enfance ; plus jamais je ne frapperai tous les vivants comme j’ai fait. Tant que durera la terre, semailles et moissons, froidure et chaleur, été et hiver, jour et nuit ne cesseront plus. (Gen 8, 21-22) Autrement dit, tant que le jour succède à la nuit, Dieu fait confiance à l’homme ! Dieu s’est engagé par alliance à faire confiance à l’homme malgré tout et au-delà de tout. Et dans la logique de cette confiance, Dieu est allé jusqu’au bout : Ayant aimé les siens, il les aima jusqu’au bout (Jn 13, 1) Aimer, c’est faire confiance. Dire qu’on aime ses frères si on ne leur fait pas confiance serait un mensonge, une illusion.
Jusqu’où allons-nous dans la confiance à nos frères ? Pourquoi nous arrêtons-nous si souvent à une phrase qu’un frère a dite un jour ou à une attitude qu’il a eue? On s’en souvient, on la rumine, on la rapporte à d’autres… Oui, c’est vrai, il a dit cela mais pourquoi identifier ce frère avec ce propos d’un jour et se bloquer pour toujours sur telle phrase ou tel geste ?
(Suivent deux exemples pris hors de Tamié de frères qui avaient pris une certaine distance vis-à-vis de leur communauté et qui ensuite ont changé de position et ont rejoint leur communauté.)
Ayons, comme Dieu, un regard créateur sur les autres, par nos encouragements et notre confiance, quoi que ces frères aient pu dire ou faire. C’est notre confiance qui les fera changer et revenir sur des positions qu’eux-mêmes croyaient très arrêtées. Ayons le courage de grandir et de faire grandir dans la confiance : c’est si beau. Un acte de vraie confiance est une façon très réelle de vivre la paternité. Dans mon chapitre du 14 janvier je disais : la confiance mutuelle crée en communauté un climat de liberté et de joie. Mais la confiance est quelque chose de progressif, c’est une croissance. On ne peut demander une confiance totale immédiate. Ce serait être naïf et parfois irresponsable. La confiance se mérite mais surtout elle se donne. Elle suppose un cœur qui se donne, un cœur qui s’ouvre à l’autre, qui accueille, qui est heureux de recevoir et de dépendre…
La fidélité à la communion fraternelle
Les apparitions de Jésus ressuscité insistent sur l’importance de la communauté pour rencontrer le Christ et vivre de sa vie. La foi de Pâques doit nous aider à passer du je au nous. Les disciples d’Emmaüs avaient pris une certaine distance mais ils reviennent en hâte vers la communauté dès qu’ils ont rencontré le Christ. Tous les appels de saint Paul à revêtir l’homme nouveau (cf. Ep 4, 24 ; Col 3, 10) à connaître le Christ avec la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances, lui devenir conforme dans la mort afin de parvenir, si possible, à ressusciter d’entre les morts. (Phil. 3,10-11) doivent être vécus dans cette dynamique du passage du je au nous. Notre vocation cénobitique nous invite à faire constamment ce passage. Aussi quand saint Paul dit : ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi (Gal 2, 20) Pour moi, la vie, c’est le Christ (Phil 1, 21) il ne nous invite pas à une religion de pure intimité mais, comme le développe saint Jean, à vivre de la charité du Christ dans la communion fraternelle, image de la vie trinitaire.
Un moment de vraie communion fraternelle est la présence au scriptorium. J’ai apprécié la fidélité à la lecture régulière de Carême mais on devrait vivre toute l’année comme pendant le Carême, dit saint Benoît. Ici à Tamié je regrettais au début que la lecture de carême ne s’accompagnait d’aucun changement dans l’horaire. En fait, je trouve à l’expérience que c’est la meilleure façon de marquer cet effort et de redonner de façon durable l’habitude et le goût de la lectio après Vigiles. Si on cesse de venir au scriptorium, sitôt le carême terminé, cela montre qu’on n’a rien compris et il faudra plusieurs autres carêmes pour nous convaincre de la nécessité de ce temps régulier de lectio pour l’équilibre de notre vie monastique. Le cadre monastique n’est pas un cadre de contrainte mais un cadre qui invite, qui encourage. Ce cadre n’est pas fait de règlements mais de l’exemple des frères (cf. 8e degré d’humilité) Nous sommes tous très édifiés par la fidélité de nos trois jubilaires. N’attendez pas d’être jubilaire pour les imiter ! Se trouver ainsi rassemblés dans la nuit, après l’Office de Vigiles, pour faire la lectio procure une vraie joie de communion et d’édification mutuelle.
Christ est ressuscité ! Vivons de sa vie par la foi, la confiance mutuelle et une vraie communion de charité. Ils se montraient assidus à l’enseignement des apôtres – ce qui se traduit pour nous par l’assiduité à la lectio – fidèles à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières. (Ac 2, 42)