Vie de saint Pierre, fondateur de Tamié (1102-1174)
Vie de saint Pierre,
Premier abbé de Tamié
Archevêque de Tarentaise
Par Geoffroy d'Hautecombe - 1184
Naissance, éducation et études de saint Pierre – Il embrasse la vie monastique – Il devient successivement Abbé et Archevêque.
1- Son enfance
Les parents du vénérable Pierre dont nous écrivons la vie habitaient dans le diocèse de Vienne une propriété à laquelle il donna lui-même plus tard le nom de Saint-Maurice, à la place de celui qu'elle portait auparavant. C'était là que, grâce au travail de leurs mains, ils vivaient sobrement dans une honnête médiocrité : aux yeux du monde ils n'avaient rien qui les distinguât du vulgaire, mais leur compassion et leur charité pour les pauvres, leur affection et leurs soins attentifs pour les religieux, leur donnait aux yeux de Dieu la plus sublime de toutes les noblesses.
C'était le temps où la vigne du monastère de Cîteaux, commençant à porter des fruits, étendait ses branches jusque dans ces contrées. L'archevêque Guy , que la Providence destinait à être plus tard le Pape Calixte II, planta heureusement une de ses branches dans le monastère de Bonnevaux, où le Seigneur l'arrosa abondamment par les bienfaits des fidèles et lui donna l'accroissement par ses bénédictions. Le premier abbé de ce monastère fut un religieux d'une haute sainteté nommé Jean, qui devint plus tard évêque de Valence et se fit remarquer surtout après son glorieux trépas par des miracles aussi nombreux qu'éclatants .
Dès la fondation du monastère, les parents du bienheureux Pierre eurent pour ce saint abbé une grande dévotion. Leur fils aîné, qui s'appelait Lambert, consacrait alors les années de son enfance à l'étude des lettres ; quant à Pierre, qui était le cadet, il avait été confié aux soins d'une autre personne, mais poussé par le désir d'imiter son frère, ou plutôt par l'inspiration divine, il aspirait lui-même avec une grande ardeur aux mêmes études. On lui accorda bientôt ce qu'il souhaitait et il fit des progrès très rapides, beaucoup plus par l'onction intérieure que par le secours de ses maîtres, en sorte que ceux qui le voyaient ne pouvaient s'empêcher d'admirer cet enfant qui savait plus qu'on ne lui montrait. Le talent était chez lui heureusement secondé par la mémoire et l'un et l'autre par la grâce. Aussi apprit-il promptement tous les psaumes de David ; il les grava même si bien dans sa mémoire que, dès la première année, il récitait chaque jour par coeur tout le psautier. Prévenu dès son enfance des bénédictions de la douceur, il montrait une gravité au-dessus de son âge ; il se plaisait à l'étude et fuyait les jeux que cet âge a coutume d'aimer le plus.
A partir de cette époque, les parents du Bienheureux, tranquilles sur le sort de leurs enfants qu'ils voyaient en bonnes mains, se mirent à mener au milieu du monde la vie cénobitique ; ils pratiquèrent l'abstinence avec plus de soin que jamais, gardèrent dans le mariage une chasteté parfaite, augmentèrent encore leurs aumônes, puis, non contents de cela ils donnèrent leurs meilleurs lits aux pauvres et ne se réservèrent qu'un peu de paille. Leur maison était devenue un hôpital où se regardant eux-mêmes comme des pauvres et des étrangers, ils s'étaient assignés un logement à l'écart. Toujours dévoués pour les religieux, ils ne se contentaient pas de les recevoir quand ils se présentaient pour loger chez eux, ils allaient souvent les chercher pour leur offrir l'hospitalité. Ils leur portaient aussi de la nourriture, principalement aux Chartreux et aux moines de Bonnevaux pour lesquels ils avaient une affection particulière, et en retour, ils rapportaient de ces saintes maisons de bons conseils dont ils faisaient leur profit et qu'ils répandaient autour d'eux, comme de vivre en paix avec les autres, de conseiller la paix à tout le monde, de réconcilier ceux qui étaient en discorde, de porter secours à ceux qui souffraient quelque mauvais traitement, de reprendre avec sagesse ceux qui avaient besoin de correction.
Le père portait sur sa chair un cilice, qu'il cachait sous des habits proportionnés à sa condition et tous les deux s'appliquaient chaque jour davantage à conserver leur innocence, à pratiquer la justice, à cultiver et à élever leurs enfants dans la foi et les bonnes moeurs. Ils firent même preuve, à l'occasion de leurs enfants qui avaient embrassé l'état ecclésiastique, d'un désintéressement bien rare chez les parents les plus religieux tant que ces enfants restèrent clans le monde ils ne voulurent point permettre qu'on leur attribuât aucun bénéfice ecclésiastique.
II.— Moine à Bonnevaux
Cependant le jeune Pierre était arrivé à cette limite indécise qui sépare l'enfance de la jeunesse. Ayant fait de rapides progrès dans les lettres divines et humaines autant du moins que le comportaient son âge et sa piété, il pouvait, s'il l'eût voulu, rechercher les vaines consolation de la science, mais il préféra s'occuper des affaires de sa conscience. Sur les conseils de l'abbé Jean auquel son père l'avait envoyé sous un autre prétexte, mais en réalité dans ce seul but, il entra au monastère de Bonnevaux et s'offrit pour y servir Dieu sous la règle de saint Benoît et l'obéissance de l'abbé. Il fit donc les trois vœux de religion et nous pouvons ajouter qu'il les observa fidèlement. Fervent dans la prière où il suppliait Dieu d'avoir pitié de son âme, dur pour son corps, soumis à ses supérieurs, humble à l'égard de ses frères et plein d'affabilité pour tout le monde, il avança dans la perfection plutôt par bonds que par degrés insensibles, aussi devint-il en peu de temps un véritable modèle de toutes les vertus. Dès le commencement de sa profession, il jeta dans son cœur et les fondements solides sur lesquels devait s'élever l'édifice des vertus les plus sublimes et ces racines profondes desquelles devaient sortir les germes de la grâce.
Il eut aussi la joie peu de temps après sa conversion de gagner au Seigneur son frère aîné qui se retira dans le monastère de Chésery où il mourut après y avoir mené une sainte vie et y avoir dignement rempli les fonctions d'abbé.
III. — Saint Pierre est élu abbé de Tamié
Le révérendissime abbé de Bonnevaux n'avait pas tardé à s'apercevoir que son nouveau religieux était un vase d'élection et jugeant de sa sainteté par son humilité, il avait dû se regarder comme moins avancé que lui dans la perfection, aussi dès que son noviciat fut terminé, il se plut à l'élever par degrés aux différentes charges de la communauté. Sur ces entrefaites on voulut construire un nouveau monastère dans un lieu situé aux confins de deux provinces et de deux comtés et appelé pour cette raison, Tamié. Il fallait élire un abbé pour le mettre à la tête du nouvel essaim de frères qui allait s'établir en cet endroit et le Chapitre se réunit à cet effet. Tous les suffrages se portèrent sur le bienheureux Pierre. Ce choix ne pouvait manquer d'être ratifié par l'abbé de Bonnevaux, en sorte que notre Saint se trouva désigné pour être la pierre fondamentale sur laquelle le Seigneur devait élever ce nouvel édifice. On l'envoie donc dans un lieu élevé, aride, resserré de toutes parts et, ce qui mettait le comble à toutes les autres incommodités, situé près d'une route sans cesse fréquentée par un grand nombre de passants ; mais si les difficultés de l'oeuvre étaient grandes, le courage de l'ouvrier était plus grand encore et en le surmontant, il devait apprendre que l'énergie triomphe de tous les obstacles. Dire combien de fois il donna l'hospitalité à des étrangers, alors que lui-même manquait de pain, combien de fois il fournit des vêtements à des pauvres demi-nus, alors que lui-même était glacé par le froid serait chose absolument impossible. Malgré les obstacles il réussit à bâtir, au milieu des rochers abrupts, un monastère pour lui et les siens avec un hôpital pour les étrangers. D'ailleurs les difficultés extérieures l'inquiétaient peu et toute son attention se portait vers les luttes qui se livraient dans son âme, car il ne pouvait comprendre que le Seigneur lui eût laissé imposer un nom et des fonctions si redoutables. Se regardant comme rien, professant qu'il n'était rien et se traitant comme un homme de rien, il était beaucoup plus peiné des marques de respect que des injures. Il allait à pied jusqu'aux logements les plus éloignés de ses frères, il se traînait pour ainsi dire en rampant jusqu'à des champs situés assez loin dans les Alpes. Enfin il ne prenait pour toute nourriture que du pain sec, de l'eau et des légumes à peine assaisonnés d'un peu de sel.
Cependant le Seigneur le combla de ses bénédictions. Il vit sa maison s'enrichir de beaux édifices, de prairies, de champs et de vignes qu'on lui donna et lui, de son côté, s'appliqua à faire un saint usage de ces biens temporels. Quoique le monastère fût bâti loin de toute habitation et que, maintenant encore, on y porte avec difficulté les vivres nécessaires, il se montra toujours humain et compatissant à l'égard des pauvres et des voyageurs et il laissa cette vertu en héritage à ses frères, en sorte que le bruit public continue à désigner les moines de Tamié même de nos jours non seulement comme plus riches, mais aussi comme plus humains et plus généreux que les autres. Le saint abbé commença dès lors ce qu'il fit plus tard pendant tout son épiscopat, il portait toujours avec lui des morceaux de pain et de fromage qu'il cachait dans le sein des malheureux lorsqu'il avait le bonheur d'en rencontrer. La provision qu'il faisait était même parfois si considérable qu'il était obligé de partager ces pieux fardeaux avec ses compagnons de route. Si dans le cours d'un voyage, il était contraint, comme cela arrivait souvent, de prendre quelque repas hors du monastère, il évitait les hôtelleries et se plaçait de préférence au bord de la voie publique afin que sa table fût ouverte même à ce moment aux nécessiteux ou aux étrangers et ceux qui se présentaient étaient d'autant mieux reçus qu'ils étaient plus pauvres ou plus infirmes.
Cependant le Seigneur avait préparé un appui convenable à cette vigne naissante, ainsi qu'à plusieurs autres qui commençaient à porter des fruits dans ce pays, nous voulons parler d'un prince illustre dont la mémoire mérite d'être conservée dans le coeur des gens de bien, du comte Amédée, marquis d'Italie, de Savoie et de Maurienne. Entre autres bienfaits dont ce prince religieux se plut à combler l'homme de Dieu, il donna à son monastère le vignoble de Montmélian afin que le saint abbé eût un asile au pied de ces montagnes abruptes, quand le marquis le faisait appeler pour recevoir de sa bouche des conseils auxquels il attachait la plus grande importance. Déjà, en effet, la renommée du Saint commençait à se répandre dans le monde et Dieu était glorifié par les oeuvres qui brillaient dans la personne de son serviteur. La sagesse, dont il est écrit qu'elle se plaît à parler avec les simples, embrasait son coeur par ses entretiens enflammés et lui, désirant de la posséder pour jamais, observait soigneusement la loi de Dieu, pour que le Seigneur lui accordât de plus en plus cette divine sagesse et par elle, l'intelligence de ses commandements. Toujours occupé des oeuvres de piété et de la contemplation des choses célestes, il sortait, comme le patriarche Isaac pour méditer dans les champs.
[Une tradition locale, rapportée par dom Claude Pasquier en 1761 dans le mémoire écrit sur l'Introduction de la réforme à Tamié en 1677 relate :
[Élément du chapitre 3 concernant son oeuvre à Tamié]
XVI. - Comment il porta son père, sa mère, son frère et plusieurs vierges ou veuves de sa famille, à se consacrer au Seigneur
Depuis longtemps déjà et avant même qu'il eût pris la charge d'Abbé, notre Saint avait retiré son père, sa mère et son frère de la perversité du siècle. Il avait aussi amené à Jésus Christ son frère André, plus jeune que lui et par là, notre Pierre avait surpassé l'apôtre du même nom, qui lui, avait été conduit à Notre Seigneur par son frère André .
Il fit donc entrer son père à Bonnevaux et plaça sa mère dans une communauté de saintes femmes située à Saint-Paul et dont la règle est copiée sur celle de Cîteaux. Lui-même consentit, d'après l'ordre de son abbé, à prendre durant plusieurs années la direction de cette maison nouvelle, plutôt pour l'édifier que pour la gouverner. Plus tard, il envoya sa mère, ainsi qu'une de ses soeurs et plusieurs vierges ou veuves de sa famille, à un autre monastère de la même obédience, que sa mère elle-même dirigea pendant de longues années. Ce monastère, qu'on appelle Betton, pour montrer comment il enduit au dedans et au dehors l'Arche sainte de l'Église, en offrant au Ciel des vierges pures d'esprit et de corps, était situé au diocèse de Maurienne mais près de l'abbaye de Tamié ; de là vient que notre Saint, d'ailleurs plein de sollicitude pour tous les religieux, montra toujours à ce monastère une affection toute spéciale.
Or on savait dans cette maison que le bienheureux Pierre avait fait copier les livres de saint Augustin sur les Psaumes et ne les avait encore donnés à aucune Église ; aussi, voyant que cette aumône précieuse restait inutile entre ses mains, on songea à l'obtenir et pour cela on eut recours à un évêque de grand mérite, nommé Bernard qui gouvernait alors l'Église de Saint-Jean de Maurienne. Ce pieux évêque appartenait à cette pléiade de prêtres distingués que la pauvreté enfanta à cette époque, principalement dans le pays où vécut notre Saint et parmi lesquels il faut compter Hugues de Grenoble, Jean de Valence, Isidion de Dié, Airald et Bernard de Maurienne, notre Pierre de Tarentaise, Anthelme de Belley , sur le tombeau duquel le feu du ciel alluma deux lampes placées devant une croix.
L'évêque Bernard de Maurienne, dont nous avons dit un mot, allait fort souvent au monastère de Betton qui faisait partie de son diocèse et confessait les religieuses. Un jour donc il donna pour pénitence à la mère de notre saint archevêque de lui demander les livres de saint Augustin et de le prier de les donner aux Soeurs. Quelque temps après l'archevêque arriva ; sa mère alors, s'approchant avec respect, demande si l'on est rigoureusement obligé d'accomplir la pénitence qu'on a reçue dans le saint tribunal. « Certainement » lui répondit le Bienheureux. Alors elle lui fait connaître la pénitence qui lui a été imposée et le conjure d'avoir pitié de l'âme de sa mère. Le moyen réussit et depuis lors les religieuses gardent ces livres avec un respect que la mémoire du saint donateur augmente et redouble encore.
Enfin saint Pierre perdit ses parents qui moururent l'un et l'autre dans une extrême vieillesse et dans tous les exercices de la vie monastique. Exact à remplir tous les devoirs de notre sainte religion, il le fut encore plus, s'il est possible, à s'acquitter de ceux qu'elle nous impose à l'égard des auteurs de nos jours. Il les ensevelit avec tout le respect qu'ils méritaient et que sa piété filiale ne manqua pas de lui suggérer.
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